A la découverte des rituels parfum par Elisabeth de Feydeau
par Essential ParfumsPour célébrer le lancement de nos nouvelles crèmes parfumées pour les mains, nous avons eu le privilège d’échanger avec la célèbre historienne du parfum Elisabeth de Feydeau, autour des divers gestes de parfumage à travers les époques. Rejoignez-nous dans un fascinant voyage à travers l’histoire, où vous découvrirez notamment l’élégance et la subtilité associées à l’usage des gants parfumés.
En préambule, pouvez-vous vous présenter pour celles et ceux qui ne vous connaitraient pas encore ?
Bonjour, je suis Elisabeth de Feydeau, historienne du parfum. J’ai soutenu ma thèse de doctorat à la Sorbonne en 1997, portant sur la transition de l’artisanat à l’industrie dans le domaine du parfum en France, sur une période allant du 18e siècle jusqu’en 1939. Le cadre de ma thèse couvrait initialement la période de 1830 à 1939, soit un siècle d’évolution de la parfumerie, avec une partie introductive consacrée au 18e siècle. Mon travail explorait l’industrialisation, la mécanisation de cette industrie, ainsi que les applications de la chimie organique dans l’art du parfum, et la transformation du métier. Suite à ma thèse, j’ai travaillé pour de grandes maisons de parfumerie, notamment chez Chanel où j’ai collaboré aux Affaires Culturelles, juste avant de soutenir ma thèse. Chanel a été la première maison de parfumerie à s’intéresser à son patrimoine et à ses archives, et j’ai été recrutée pour mettre en place ce conservatoire. Par la suite, j’ai étendu mes activités à d’autres marques, travaillant aujourd’hui avec de nombreuses grandes maisons de parfumerie, ainsi que des marques de niche. J’interviens souvent à l’international, notamment avec des marques saoudiennes, qataries et chinoises. Actuellement, je suis impliquée dans un projet majeur en Chine dans le cadre de l’année sino-française de la culture du parfum. L’histoire du parfum, autrefois négligée, revêt désormais une importance cruciale pour les maisons qui cherchent à redécouvrir leurs racines et leur identité métier.
Comment est né votre amour pour le parfum et son histoire ?
Depuis mon enfance, mon amour pour le parfum a été nourri par mes souvenirs avec ma grand-mère, élevée en Tunisie, qui imprégnait tout de la délicate odeur de la fleur d’oranger. Malgré son décès précoce lorsque j’avais six ans, son héritage olfactif a perduré dans notre famille. Lorsque j’avais 16 ans, ma mère m’a emmenée choisir mon premier parfum. Alors que je connaissais principalement les parfums qui s’adressaient aux jeunes filles, comme ceux d’Yves Rocher, ou le fameux Anaïs de Cacharel que toutes mes amies ou presque portaient alors, je suis attirée non pas par ceux que me présentait la conseillère de vente, mais par des parfums plus sophistiqués. Et c’est l’Heure Bleue de Guerlain qui a captivé mon cœur par son effluve unique, son vaporisateur doré et son nom évocateur. Ce choix a marqué le début de ma passion pour le parfum, une passion qui s’est révélée aussi forte que mon amour pour la musique, et qui a finalement façonné ma carrière.
L’heure bleue c’est toujours ma pantoufle de vair, c’est-à-dire à la fois transformateur comme le mythe de Cendrillon, et en même temps confortable comme une pantoufle. Ce parfum a été un catalyseur dans ma vie, un choc olfactif qui m’a poussée à explorer davantage le monde des fragrances. La fleur d’oranger, présente dans ce parfum, est devenue pour moi une note essentielle, évoquant des souvenirs et des émotions profondes.
Ma passion naissante pour le parfum a éveillé en moi le désir d’explorer son histoire. Lors de mes études à la Sorbonne, j’ai proposé à mes professeurs de travailler sur le parfum l’année de maîtrise. Encouragée par mon professeur d’histoire contemporaine, j’ai entrepris une thèse sur ce sujet, devenant ainsi pionnière à cette époque. Trouver des archives n’était pas facile alors. Ainsi, très naïvement, j’ai écrit à toutes les grandes maisons en leur exprimant mon désir d’accéder à leurs archives. C’est ainsi que Chanel m’a contactée pour constituer les leurs.
J’ai donc pris la décision de suspendre ma thèse pour travailler chez Chanel. C’est là que j’ai découvert le parfum, à la fois d’un point de vue académique et sensoriel, au laboratoire dirigé alors par Jacques Polge. Cette expérience a renforcé ma conviction selon laquelle il est indispensable de connaître le parfum dans tous ses aspects pour pouvoir en écrire l’histoire avec justesse et profondeur.
Je suis convaincue que la vulgarisation « scientifique » est essentielle pour partager ma passion avec un large public. Rendre accessibles les concepts complexes du monde du parfum est un défi auquel je suis confrontée quotidiennement. Mais c’est aussi une mission qui me tient à cœur, car je crois en l’importance de la transmission des connaissances.
Dans mes œuvres littéraires, j’essaie de choisir mes mots avec soin pour rendre le parfum et son histoire compréhensibles pour tous. La vulgarisation, bien que difficile, est un moyen de partager ma passion et de susciter l’intérêt pour cet art captivant.
Le parfum a souvent changé de forme et de geste depuis son apparition dans l’antiquité. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les rituels ou les gestuelles parfumées les plus importantes à travers l’histoire ?
Durant l’Antiquité, le parfum était d’abord de la fumée, résultant de la combustion de matières telles que des bois et des résines. L’un des premiers parfums documentés était le kyphi, parfum égyptien, utilisé à des fins religieuses et thérapeutiques, honorant les dieux et soignant les hommes. Ce geste d’encensement avait alors une signification symbolique, élevant les prières des hommes vers les dieux, et symbolisant la connexion entre la terre et le ciel.
C’est pendant cette même période que le geste de l’onction est apparu, restant présent dans les rituels religieux. Les premiers humains massaient les statues des dieux en croyant que l’odeur leur insufflerait une âme et leur donnerait vie, ou plus exactement la présence divine par la bonne odeur, une « aura », que l’on traduisait par un pouvoir lumineux et olfactif puissant. Ce concept a perduré au fil du temps, avec le parfum incarnant toujours une présence dans l’absence, animant un lieu, une chose et évoquant la personne même en son absence.
Entre le 9ème et le 12ème siècle, la distillation a révolutionné l’industrie du parfum, permettant la création de parfums liquides, d’abord sous forme aqueuse, puis alcoolique. Cette avancée a donné naissance à une multitude d’élixirs, considérés comme des médicaments « les plus précieux ». On les buvait, on s’en servait dans l’eau du bain et on s’en frictionnait.
La distillation, a permis la création de l’Eau de la Reine de Hongrie en 1370, considérée comme le premier parfum occidental, et utilisé alors à des fins médicinales. La célèbre Eau de Cologne est apparue à la fin du 17ème siècle, en 1695, suivie des vinaigres parfumés au 18ème siècle.
Le parfum a toujours joué un rôle essentiel, notamment dans la lutte contre les épidémies. Utilisé comme antiseptique, il a été distribué pendant certaines épidémies pour combattre les agents pathogènes. La lavande par exemple était utilisée pour parfumer le bain mais aussi aseptiser l’eau qui n’était pas toujours saine. Le mot lavande vient d’ailleurs du mot latin « lavare », donc laver en français. Au fil du temps, diverses méthodes de port de parfum se sont succédées, notamment les fumigations, les lotions, les massages avec des pommades parfumées, et l’utilisation d’extraits, d’eaux de parfum ou d’eaux de Cologne.
L’aspect hygiénique du parfum s’est progressivement transformé en un élément de l’art de vivre, évoluant vers des aspects plus hédonistes de séduction et de plaisir. Cette transition s’est produite relativement tardivement, bien que les empereurs romains aient déjà apprécié les banquets parfumés, témoignant du lien entre le parfum et le plaisir dès cette époque.
Au XVI siècle émerge la tradition du gant parfumé. Pourriez-vous nous en raconter l’histoire?
Le port de gants était très répandu au Moyen Âge. C’était la meilleure façon de se préserver des miasmes. Tout le monde portait des gants, de la classe ouvrière à la noblesse. Le port de gants offrait une protection contre les épidémies car, nous l’avons tous remarqué pendant la COVID, il est bien plus risqué de serrer la main que d’embrasser quelqu’un. Et puis, bien sûr aussi, protéger contre les dangers liés au travail. C’est donc à cette période que les tanneries se sont établies en France et en Europe pour traiter les peaux. Les tanneries utilisaient des méthodes venues d’Orient, efficaces mais peu agréables olfactivement, notamment des bains contenant des excréments animaux et humains pour le tannage, ce qui générait une odeur nauséabonde. Pour pallier cela, les bains de senteurs ont été créés, ce qui a fait émerger le métier de parfumeur comme secondaire, aux côtés de celui de tanneurs et de gantiers.
En Italie, où la tradition du cuir était forte, est née l’idée de parfumer le cuir, donnant ainsi naissance au cuir parfumé, utilisé non seulement pour les gants, mais aussi pour les sous-vêtements masculins, et tous les autres accessoires en cuir. Lorsque Catherine de Médicis est arrivée en France pour épouser Henri II, elle a introduit cette tradition des gants parfumés à la cour de François 1er comme un accessoire de mode indispensable du Costume de Cour. Le gant parfumé est véritablement témoin de la richesse de la personne qui le porte.
Ainsi, les gants parfumés sont rapidement devenus un symbole de différence de classe, réservés à la haute société et à la cour, souvent ornés de pierres précieuses. C’est pour cela que, parfois, on voit des bagues de très grande taille dans les musées car on les portait par-dessus le gant.
Pour parfumer les gants, diverses méthodes étaient utilisées. Le cuir était d’abord désodorisé avec des bains de senteurs contenant de l’eau de rose, des épices, etc. Ensuite, on le faisait sécher au soleil, puis on le façonnait avant de l’enduire de parfum. Pour lui donner cette odeur, on pouvait soit l’enduire par contact avec des graisses ou des huiles (enfleurage) pour en imprégner le gant. Soit utiliser de la poudre odoriférante, pulvérisée à l’intérieur du gant, telle que la poudre d’iris, offrant ainsi des propriétés bénéfiques pour la main.
Il est intéressant de noter que les gants étaient parfois renvoyés aux parfumeurs pour être reparfumés. C’était le cas de Marie-Antoinette. Ce qui indique un début de service après-vente à cette époque. Parallèlement, les gants dits « cosmétiques », comme les moufles de nuit, étaient enduits de graisse animale pour protéger les mains des engelures. Ces moufles étaient rarement parfumées, ou peut-être un peu parfois, à la fleur de jasmin.
Pourriez-vous nous plonger dans les rituels et les gestes de parfumerie de l’époque?
A partir du Moyen Âge, divers produits parfumés étaient disponibles, notamment les onguents, les huiles, puis une variété d’eaux spiritueuses, eaux doubles, eaux simples, ou enfin des bouquets, comme le Bouquet aux Mille fleurs, chef d’œuvre olfactif de la fin du 18ème siècle. On trouvait également des pommades, des vinaigres et des lotions, offrant un catalogue presque similaire à celui d’aujourd’hui, mais à base de matières premières exclusivement naturelles. Les eaux de toilette telles que nous les connaissons aujourd’hui n’existaient pas à cette époque. On les appelait plutôt les « eaux pour la toilette », « eaux odorantes », les eaux simples ou spiritueuses ou encore les eaux doubles. Il y avait aussi les bouquets parfumés, comme le Trianon ou du Printemps.
À la fin du 18ème siècle et même au 19ème siècle, la fréquence des bains était beaucoup moins régulière qu’aujourd’hui. Les paysans se baignaient dans les rivières, tandis que les aristocrates et les grands bourgeois utilisaient des salles de bain aménagées dans les châteaux et les hôtels particuliers. La petite bourgeoisie se rendait dans des bains publics, qui avaient été fermés à la fin du XVIème siècle mais qui ré-ouvrent progressivement au XIXème siècle. L’amélioration de l’hygiène a été favorisée au 18ème siècle par l’influence de l’Angleterre, où les pratiques étaient déjà meilleures. Marie-Antoinette était d’ailleurs réputée pour prendre des bains plusieurs fois par semaine.
Depuis le 17ème siècle, puisque l’eau a disparu des habitudes humaines, tout le monde pratiquait la toilette sèche, qui se faisait alors à l’aide de lotions, de vinaigres et d’eaux simples, laissant derrière soi un « petit air de propreté ». Elles étaient désignées comme des eaux pour la toilette, destinées à l’hygiène. Les Eaux de Cologne étaient utilisées pour des frictions et des gestes thérapeutiques. Ensuite, on utilisait des produits parfumés, tels que des pommades pour favoriser la repousse des cheveux. Les parfums étaient très saisonniers et avaient une durée de conservation limitée, seulement de quelques mois.
Les eaux de toilette au sens moderne du terme sont apparues avec les premières déclinaisons du parfum, liées à l’industrialisation amorcée dans les années 1860 et les premières applications de la chimie organique. En effet, François Coty dans les années 1910, intègre à son catalogue les premières déclinaisons d’eaux de toilette. On les voit aussi chez Guerlain. Et quand Gabrielle Chanel lance son célèbre N°5 en 1921, elle associe à l’extrait, une eau de toilette. Les eaux de toilette offrent une version plus abordable des grands parfums (même si elles restaient encore relativement coûteuses), alors que les extraits étaient réservés au soir et représentait le geste parfum le plus noble.
Quelles nouvelles gestuelles parfumées émergent aujourd’hui ou vont émerger selon vous ?
Selon moi, il y a deux supports principaux pour les parfums. D’abord, il y a le support aqueux, ces parfums sous forme d’eau, que l’on redécouvre probablement pour éviter les problèmes de photosensibilisation, et aussi pour s’adresser à certains marchés. Cette approche vise davantage à apaiser et à procurer une sensation de bien-être plutôt que de séduction. Un exemple notable est le « J’adore l’Eau » de Dior. Ensuite, je crois beaucoup au pouvoir des huiles parfumées, comme cela a été fait à l’origine avec Youth Dew d’Estée Lauder. Cette approche n’est pas nouvelle également, car elle renvoie aux rituels ancestraux. Je crois en cette gestuelle car la concentration alcoolique est moins forte, et c’est un geste qui offre à la fois des bienfaits pour la peau et un réel plaisir sensoriel. Avec les nouvelles huiles de qualité disponibles, l’expérience est vraiment plaisante. Contrairement à l’application d’eau, l’application d’huile procure une sensation de volupté et permet au parfum de mieux pénétrer la peau.
Pourriez-vous nous en dire plus sur vos projets actuels ou futurs dans le domaine de la parfumerie et de son histoire ?
Il y en a beaucoup, notamment pour les maisons de parfum que j’aime accompagner dans leurs projets. Egalement, l’année de la culture sino-française du Parfum en Chine est un événement auquel je suis très attachée, en tant que marraine. Ce marché me passionne d’un point de vue historique, parce que j’ai surtout travaillé sur l’Occident, puis sur l’Orient, et moins sur l’Extrême-Orient en matière d’histoire du parfum. Je suis vraiment désireuse d’approfondir ce domaine. De plus, le marché chinois est jeune et dynamique, avec une curiosité et un désir d’apprentissage et de connaissances impressionnants. C’est un contraste rafraîchissant par rapport à l’attitude souvent blasée en France et en Europe, aussi bien dans le domaine des parfums que de manière générale.
Lors de mon séjour à Shanghai, j’ai eu l’occasion de rencontrer un artisan qui perpétue la tradition des sachets parfumés, qui avaient de nombreux rôles, dont thérapeutiques. Nous avons discuté des nouvelles manières de porter le parfum, et l’idée d’utiliser ces sachets parfumés aussi bien pour parfumer la maison que pour les porter sur soi, notamment pour des personnes qui ne peuvent pas porter de parfum sur la peau, m’a semblé très intéressante. Il est important d’être dans le dialogue avec ce marché chinois, car ils redécouvrent peu à peu leurs traditions du parfum et la culture de l’encens. La culture du parfum en Chine est une des plus anciennes au monde. C’est réellement fascinant de les voir se réapproprier leur culture.
Comme j’aime toujours poursuivre des travaux de recherches et d’écriture, j’ai également un nouvel ouvrage en cours sur le parfum et je serais ravie de vous en dire plus dans quelques mois.
Elisabeth de Feydeau, historienne spécialiste du parfum, a marqué l’industrie avec son expertise unique. Après avoir obtenu son doctorat en Histoire Contemporaine à l’université Paris IV-Sorbonne, elle a travaillé pour des maisons emblématiques telles que Chanel et Bourjois. Passionnée par l’olfaction et l’histoire, elle est également auteure de plusieurs ouvrages renommés sur le parfum. En plus de ses activités d’écrivaine et de consultante, elle est régulièrement sollicitée comme experte dans les médias pour partager son savoir.
Ses ouvrages :
- Jean-Louis Fargeon, parfumeur de Marie-Antoinette (Perrin, 2005) et édition poche en 2021
- Diptyque (Perrin, 2007)
- Les Parfums : dictionnaire, anthologie, histoire (Robert Laffont, 2011)
- L’herbier de Marie-Antoinette (Flammarion, 2012, préface par Alain Baraton)
- Le Roman des Guerlain, Parfumeurs de Paris (Editions Flammarion, 2017)
- L’Eau de Rose de Marie-Antoinette et autres parfums voluptueux de l’Histoire (Editions Prisma, 2017)
- La Grande Histoire du Parfum (Editions Larousse, 2019)
- Dictionnaire amoureux du parfum (Editions Plon, 2021)
- Elsa Schiaparelli, l’extravagante (Editions Flammarion, 2022)